Haïti exclue de la politique de visa gratuite du Kenya : simple oubli ou mépris diplomatique ?

 


Le Kenya lance une politique de visa sans précédent… mais Haïti est exclueAlors que Nairobi prétend être un partenaire de solidarité, cette décision soulève une question : négligence diplomatique ou choix stratégique ?



En juillet 2025, le président kényan William Ruto a annoncé une réforme majeure de la politique migratoire de son pays : l’ouverture du territoire kényan sans visa préalable à la quasi-totalité des citoyens africains, ainsi qu’à plusieurs pays des Caraïbes. Présentée comme un pas concret vers une coopération Sud-Sud renouvelée, cette mesure a été largement saluée par l’Union africaine, les organisations caribéennes et plusieurs analystes politiques. Elle incarne, en apparence, un désir d’unité entre les peuples issus de la traite transatlantique et d’une histoire commune marquée par le colonialisme. Mais une absence a suscité l’incompréhension, et pour certains, l’indignation : Haïti ne figure pas parmi les pays bénéficiant de cette mesure.


Trois pays exclus… dont Haïti 

Dans la nouvelle politique annoncée, seules trois nations ont été explicitement exclues : la Somalie, la Libye et Haïti. Les autorités kényanes évoquent des raisons de sécurité, mais sans donner d’éléments précis pour justifier ces exclusions. Alors que la Libye est en guerre civile et que la Somalie reste marquée par l’instabilité, le cas d’Haïti interroge plus profondément.

D’autant plus que c’est le Kenya lui-même qui a accepté, le 2 octobre 2023, de prendre la tête de la Mission multinationale de soutien à la sécurité en Haïti (MMSS), autorisée par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le pays joue donc un rôle actif dans la stabilisation d’Haïti, en envoyant policiers et formateurs pour renforcer les capacités de la Police nationale haïtienne (PNH).Dès lors, une question cruciale surgit : comment un État peut-il prétendre venir au secours d’un autre peuple, tout en le maintenant à distance ?

Une solidarité à géométrie variable ?

Le paradoxe est frappant. Pendant que le Kenya déploie des effectifs pour appuyer Haïti sur le terrain, il refuse d’accorder à ses citoyens la liberté de circulation dont bénéficieront des ressortissants d’autres pays caribéens comme la Jamaïque, Sainte-Lucie ou Trinidad-et-Tobago. 

Au total, la politique kényane concerne 37 pays africains et 9 pays caribéens — mais exclut explicitement Haïti. Cette sélection soulève des interrogations d’autant plus fortes que les flux migratoires haïtiens vers l’Afrique sont historiquement quasi inexistants, selon les données des Nations unies et de l’Union africaine. En clair : il n’y a pas de “pression migratoire” haïtienne vers le Kenya. Cela affaiblit considérablement l’argument sécuritaire évoqué par les autorités kényanes.

Ce choix n’est pas sans portée symbolique : il projette l’image d’un Haïtien perçu comme suspect, potentiellement indésirable, même par ceux qui disent vouloir l’aider. Il ravive aussi une blessure ancienne : celle d’une Haïti souvent exclue ou marginalisée dans les projets panafricains, malgré son rôle pionnier dans l’histoire des peuples noirs libres depuis 1804.

Une mise à l’écart qui interpelle

Haïti, première république noire indépendante, aurait pu être honorée comme une nation-sœur dans ce processus d’ouverture. Au lieu de cela, elle est renvoyée à une place périphérique, presque gênante. Dans les cercles intellectuels et diasporiques, cette décision est perçue comme une forme de paternalisme ou de diplomatie à deux vitesses. Elle rappelle que, même dans les espaces de solidarité Sud-Sud, toutes les voix noires ne sont pas écoutées avec la même attention, ni traitées avec la même dignité.

Cette dynamique s’inscrit dans une tendance plus large d’exclusion d’Haïti dans les cercles diplomatiques afro-caribéens, malgré sa portée symbolique. Au sein de l’Union africaine (UA), Haïti n’a obtenu qu’un statut d’observateur en 2012, sa demande de membre associé ayant été refusée en 2016. Dans la CARICOM, bien qu’elle soit devenue membre à part entière en 2002 après une adhésion associative en 1997, Haïti a souvent été écartée des décisions économiques majeures. Quant à la CELAC, malgré son rôle fondateur en 2010, Haïti est restée discrète voire absente des grands sommets, notamment ceux de 2014 et 2023. Ces intégrations limitées rappellent combien Haïti peine à être considérée comme un partenaire à égalité, même dans des espaces qui se réclament de la solidarité postcoloniale.

Jusqu’à présent, aucune autorité haïtienne ne s’est officiellement exprimée sur cette exclusion. Des médias et comptes d’actualité sur Instagram, Facebook ou TikTok ont bien relayé l’information, accompagnée de nombreuses réactions de citoyens indignés ou interpellés, mais aucun communiqué du gouvernement haïtien ou du ministère des Affaires étrangères n’a été publié à ce sujet. Ce silence officiel contraste avec l’ampleur symbolique de la décision prise par Nairobi.


Symbole ou stratégie ?

Le choix d’exclure Haïti de la politique de visa gratuite du Kenya est peut-être motivé par des considérations pratiques. Mais il est aussi hautement symbolique. Et dans un monde où l’image diplomatique compte autant que les actes, ce symbole laisse un goût amer.  Ce n’est pas seulement une question administrative. C’est une affaire de cohérence morale, de justice historique, et de respect mutuel. Question à se poser : est-ce vraiment ça, la solidarité internationale ?