Haïti face au système : oligarchie, corruption et lutte pour la dignité



Quand le système s’offre des largesses



La douane a récemment annoncé avoir versé des milliards de gourdes dans les caisses de l’État. À première vue, cela pourrait sembler une bonne nouvelle : enfin, l’État récolterait des ressources pour investir dans les services publics. Mais la réalité est toute autre pour la majorité de la population. Derrière les chiffres triomphants, des milliers de petits commerçants, d’importateurs et de consommateurs continuent de se plaindre des tracasseries douanières et des taxes exorbitantes. Les coûts officiels, ajoutés aux paiements occultes, grignotent leurs économies et fragilisent un tissu économique déjà épuisé. Ce contraste est saisissant : d’un côté, l’État se vante de ses recettes record ; de l’autre, la population ploie sous le poids d’un système qui lui prend plus qu’il ne lui donne. Mais alors, à qui profitent réellement ces milliards : à l’État ou à un système bien rôdé qui vit de l’épuisement du peuple ?


La clé de compréhension de cette contradiction se résume en un seul mot : le système. Lequel système invisible mais omniprésent, qui s’apparente à une grande table garnie de gâteaux. Autour de cette table, un petit groupe d’enfants gâtés dévore les douceurs, tandis que des milliers d’autres, affamés, les observent le ventre vide, sans même espérer une miette de pain. Le système, ce n’est pas un individu, ni même un clan isolé. C’est un réseau complexe où se croisent les grandes familles qui contrôlent le ciment, le port, l’énergie ; les politiciens qui votent des lois sur mesure ; les juges et hauts fonctionnaires qui ferment les yeux sur les abus ; et les entreprises privées qui utilisent l’État comme pompe à profits. Rien dans ce système n’est accidentel : il est conçu comme une machine parfaitement huilée, destinée à concentrer les richesses et à maintenir la majorité dans la pauvreté. C’est une toile d’araignée : on peut chercher le centre, on ne le trouve jamais, car tout est enchevêtré comme un plat de spaghettis.


Ce système trouve ses racines dans l’histoire d’Haïti. Depuis 1804, une poignée de familles a su transformer ses privilèges politiques en fortunes économiques. À travers des monopoles stratégiques, des franchises et des contrats publics, elles ont bâti des empires. Les noms de Mevs, Brandt, Bigio, Apaid, Vorbe sont devenus synonymes de puissance. Leur influence dépasse l’économie : elle touche la politique, la justice et même la vie culturelle. Et pourtant, cette liste n’est jamais définitive. À chaque génération, de nouveaux noms apparaissent, venant gonfler le cercle des privilégiés. Le système ne ferme jamais ses portes : il accueille ceux qui sont prêts à exploiter les failles de l’État, à condition qu’ils respectent les règles tacites du jeu — accaparer beaucoup, partager peu.


Mais le système ne repose pas uniquement sur ces familles oligarchiques. Il se nourrit aussi des institutions publiques, transformées en instruments de prédation. Prenons l’exemple de l’ONA. Cette institution, censée garantir aux travailleurs une retraite digne, est devenue une véritable caisse noire pour la classe politique. Un rapport de l’ULCC a révélé comment des responsables et des sénateurs, parmi lesquels Kelly Bastien et Youri Latortue, ont contracté des prêts faramineux sans jamais les rembourser. En réalité, l’ONA a cessé d’être la “banque des travailleurs” pour se muer en banque privée de quelques privilégiés. Ce sont les cotisations d’ouvriers, de paysans, de professeurs ou de fonctionnaires modestes qui disparaissent ainsi dans les circuits opaques du pouvoir. Le message est clair : même les institutions conçues pour protéger les plus vulnérables finissent par servir d’outils au système.Si l’ONA incarne la dérive des institutions publiques, que dire alors du scandale PetroCaribe, qui reste sans doute l’exemple le plus frappant du pillage systématique des ressources nationales ?


Le scandale PetroCaribe illustre mieux que tout l’ampleur du problème. En 2008, plus de 2 milliards de dollars ont été mis à la disposition d’Haïti grâce à cet accord signé avec le Venezuela. L’occasion semblait historique : routes, écoles, hôpitaux et emplois devaient naître de ces fonds. Mais selon les rapports de la CSCCA, l’argent s’est évaporé dans des projets fantômes, des contrats sans justificatifs et des détournements politiques. Les noms de Michel Martelly et Laurent Lamothe apparaissent dans les rapports comme responsables politiques de cette gestion calamiteuse. Aujourd’hui, PetroCaribe reste gravé dans la mémoire collective comme le symbole d’une trahison nationale : des milliards qui auraient pu transformer le pays réduits à des miettes englouties par le système. Et l’absence de justice dans ce dossier renforce l’idée que ce système est à la fois juge, partie et bourreau.

Loin de s’essouffler, le système se renouvelle et se perfectionne. L’exemple le plus récent est celui du contrat du Port de Port-au-Prince. Accordé à un groupe privé jusqu’en 2059, il garantit à l’État seulement 15 dollars sur chaque conteneur de 1 000 dollars. Autrement dit, l’essentiel des bénéfices s’évapore dans des poches privées, tandis que l’État se contente d’une obole. En août 2025, le débat a resurgi au sein du Conseil Présidentiel de Transition. Fritz Alphonse Jean, alors président provisoire du CPT, a dénoncé la modification d’un document qui allongeait la concession de 9 à 27 ans. Ce contrat, signé sans appel d’offres ni validation de la Cour des comptes, illustre parfaitement la logique du système : des accords à long terme, opaques, qui hypothèquent la souveraineté économique du pays. Mais alors, faut-il y voir une simple erreur de gouvernance, un piège tendu à un gouvernement fragile, ou bien la preuve que même les institutions de transition ne sont que des instruments dociles au service de l’oligarchie ?


Pendant que l’élite se partage les richesses, la majorité du peuple lutte chaque jour pour survivre : trouver de l’eau, de la nourriture, un petit travail. Trop souvent, les révoltes populaires se sont traduites par des soulèvements violents, des manifestations où la colère s’exprime par le feu et les pierres. Mais le système, lui, sait encaisser ces coups. Pire encore, il les utilise comme prétexte pour renforcer son contrôle et diviser la population. Voilà pourquoi il est urgent d’inventer d’autres formes de lutte.

Tout n’est pas perdu. L’expérience du mouvement Kot Kòb PetroCaribe a ? a montré qu’une mobilisation citoyenne, pacifique et inventive pouvait fragiliser le système en imposant la question de la reddition des comptes. Cet exemple doit nous inspirer. Pour avancer, nous avons besoin de pétitions, de sondages, d’enquêtes, de cahiers de revendications, d’une mobilisation citoyenne organisée. Ce sont ces armes non-violentes, mais puissantes, qui peuvent unir nos voix dispersées et contraindre enfin le système à répondre.

Pèp k ap lite, pa janm pèdi batay


Bibliyografi

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